Les vaches carnivores
Au lendemain du piteux échec de notre délégation aux négociations
de Bruxelles sur l'agriculture, Jean-Pierre Elkabbach ne rate pas l'occasion
lors de l'interview qu'il accorde à notre ministre de l'agriculture :
"Ne pensez-vous pas que l'on a exagéré en transformant
des herbivores en carnivores, en faisant ingurgiter de la viande à des
animaux qui sont destinés dans la nature à manger de l'herbe."
Je cite de mémoire, mais la teneur du propos est bien celle
qui est rapportée ici.
Jean Glavany eut dû depuis belle lurette s'être prémuni
contre cette question qu'il pouvait attendre de notre coutumier de la
polémique. Il s'embrouille. L'autre en remet à propos du productivisme
dans les élevages laitiers. Et les auditeurs n'ont plus qu'à en conclure
que décidément on a bien fait d'interdire de farines animales nos braves
bêtes à corne. "En voilà une idée folle!"
Sauf que...
Les herbivores en général, et les ruminants en particulier,
couvrent leurs besoins en protéines à partir d'aliments riches en cellulose
(herbe, foin, ensilage, pailles de graminées, légumineuses, cruciféres,
etc), qu'ils fermentent dans des "poches" situées en dérivation
sur un tube digestif remplissant les fonctions fondamentales de la digestion,
les mêmes quelle que soit l'espèce animale. En résumé l'équipement en
enzymes de notre tube digestif nous permet d'extraire des aliments que
nous ingérons les éléments nécessaires au fonctionnement de notre organisme
grâce à l'absorption de molécules très simples au travers de la paroi
intestinale. Il s'agit du glucose provenant de la digestion de l'amidon
et des sucres alimentaires, des acides gras hydrolysés par les lipases
des lipides de notre alimentation (huiles et graisses alimentaires) des
acides aminés issus de la digestion des protéines, des minéraux et oligo-éléments,
et des vitamines.
Le rumen ou panse est un énorme réservoir situé en dérivation
entre l'oesophage et l'estomac proprement dit (la caillette), où s'accumulent
les végétaux ingurgités sans mastication par les ruminants au pâturage
ou à l'auge. Il a une contenance de l'ordre de 250 litres chez le boeuf
adulte.
Ces animaux ont la possibilité de ruminer, c'est-à-dire
qu'ils "régurgitent" les aliments stockés dans cette poche,
afin de les réduire en fines particules grâce à leurs molaires, dont les
surfaces en contact sont taillées comme la surface d'une meule et qui
croissent pendant toute leur vie, pour pallier à l'usure de ces surfaces
en contact. Après cette mastication accompagnée d"une insalivation,
les aliments ruminés tombent à nouveau dans la panse et ils y subissent
l'action des micro-organismes, en développant des réactions biochimiques
très complexes et très intenses, favorisées par la température élevée
qui règne dans ce milieu (une trentaine de degrés), permettant l'attaque
de la cellulose par des bactéries cellulolytiques anaérobies (vivant en
l'absence d'oxygène). On a ainsi une fermentation qui procure à ces micro-organismes
l'énergie nécessaire à leur croissance et à leur multiplication. Comme
ces réactions se passent dans un milieu dépourvu d'oxygène, la cellulose
n'est pas dégradée complètement en eau et gaz carbonique comme cela se
passe chez les aérobies (organismes qui ont besoin de l'oxygène pour vivre),
mais cette fermentation donne naissance à des acides gras volatils (acétique,
propionique, butyrique), qui sont évacués avec le liquide qui s'écoule
de la partie inférieure du rumen vers l'estomac véritable (la caillette)
après passage dans le réseau et le feuillet, autres diverticules de l'appareil
digestif des ruminants, chargés de retenir les particules trop grosses
s'échappant du rumen, parce qu'insuffisamment broyées lors de la rumination.
Ces acides gras à courte chaîne sont utilisés facilement par l'organisme
comme source d'énergie très métabolisable, en raison de leurs chaines
à nombre réduit de carbones (2 à 4 seulement) qui en facilitent le catabolisme.
Pour leur croissance et leur multiplication,en dehors de
l'énergie, ces micro-organismes de la panse ont besoin d'une source d'azote.
Ils ne sont pas capables naturellement d'utiliser l'azote atmosphérique
comme les bactéries des nodosités des légumineuses, mais ils se "nourrissent"
de l'azote soluble contenu dans les aliments qu'ils ingèrent : protéines
solubles, acides aminés libres, azote non protéique et même urée.
La capacité de synthèse des protéines des réservoirs gastriques
esl limitée par leur volume, et même si l'on peut envisager des améliorations
sensibles des rendements naturels, ils ne couvrent chez les vaches, les
chèvres et les brebis laitières que les besoins d'entretien et seulement
une partie des besoins de production, en particulier chez les animaux
sélectionnés pour la production de lait. Il faut faire alors appel à des
compléments alimentaires riches en protéines non solubles dans le milieu
ruminal, un excès de dégradation de l"azote soluble dans le rumen,
provoquant un surplus d'azote soluble mal ou pas utilisé par les micro-organismes
et toxique, préjudiciable au bon fontionnement du rumen et à l"origine
de troubles sanitaires.
C'est la raison pour laquelle, au delà d'une certaine production
de lait par une vache donnée, il est nécessaire d'utiliser ces aliments
riches en protéines non solubles, quelle que soit leur origine (animale
ou végétale, en protéines protégées par un quelconque traitement techologique,
un tannage par la chaleur, le formol ou les tannins.
Voilà la raison pour laquelle, tout "naturellement"
oserais-je dire, on a pensé à utiliser les farines d'origine animale (farines
de viande, farine de poisson) comme source de protéines pour les vaches
laitières très bonnes productrices. La première utilisation rapportée
dans la littérature scientifique dans un document de Paul Sanderson date
de l"année 1900! Et en 1908, Kellner rapporte l'utilisation de sous-produits
d'origine animale par Coe et Brian. Vers les années 1920, la distribution
de farines animales "stérilisées" aux vaches laitières hautes
productrices semble une évidence et le moyen normal de couvrir les besoins
élévés de ces animaux en protéines de qualité (Professor Thomas). De nombreuses
publications font référence à ces utilisations dans le monde entier (USA,
Grande-Bretagne, Allemagne, Hollande, Australie). Et mes souvenirs de
jeune formulateur me rappellent inévitablement ce qu'en disait la "bible"
des nutritionnistes de l'immédiat après-guerre, le Morrison (1ère edition
1929 !).
Mes collègues contemporains dans l'alimentation animale
en France vous diront que nous n'avons jamais formulé d'aliment pour ruminants
contenant des farines animales : pas de farines de viande et d'os, pas
même de farines de poisson jusqu'en... 1978. C'est, de mémoire, la date
d'apparition dans la littérature de nouvelles normes établies par l'INRA,
l'Institut National de la Recherche Agronomique, basées sur le concept
des PDI, les protéines digestibles dans l'intestin. Il serait fastidieux
de développer pour essayer de faire comprendre à des néophytes un concept
que nombre de spécialistes ont eu quelque difficulté à bien assimiler
à l'époque. Cette nouvelle approche de la nutrition azotée des ruminants
domestiques, et en particulier des vaches laitières, couplée avec la généralisation
de l'utilisation de l'informatique dans l'établissement des formules,
eut tôt fait de démontrer l'intérêt des farines de viandes utilisées à
faible dose (2 à 5%°) dans la fabrication des aliments complémentaires
pour les vaches laitières ( VL), pour en diminuer le prix de revient.
Prudent, et intéressé à cette époque où je développais l'utilisation
de "l'extrusion à sec" dans l'alimentation du bétail conventionnelle,
nous avions préféré utiliser le traitement technologique des protéines
végétales par la très haute température (de l'ordre de 180°) obtenue dans
un extrudeur durant quelques secondes, au lieu des farines de viande dont
la digestibilité n'était pas forcément la meilleure, compte tenu des traitements
nécessaires à leur production. J'avais d'autre part une grande réticence
vis à vis du traitement des tourteaux végétaux par le formol, que proposait
l'INRA pour couvrir les besoins en PDIA des animaux à haute production
laitière, au travers de sa concession à quelques entreprises de l'exploitation
exclusive (et onéreuse) d'un brevet qu'ils avaient déposé. Après tout,
le formol résiduel contenu éventuellement dans ces tourteaux tannés ne
pourrait-il pas avoir une influence quelconque sur le devenir du prion
"physiologique", même à doses infinitésimales? On a formulé
des hypothèses beaucoup plus farfelues que celle-là, pour essayer d'expliquer
des choses à peu près incompréhensibles en ce qui concerne les "NAIFS",
ces cas de vaches folles apparaissant sur des animaux nés après 1996,
date à partir de laquelle on est à peu près sûrs que le bannissement des
farines animales des aliments vaches laitières a été effectif et contrôlé,
pour ne pas dire garanti. Et ce ne sont pas les contorsions des experts
à propos de la distribution accidentelle ou volontaire d'aliments porcs
ou volailles à des vaches laitières qui peuvent apporter mon adhésion.
Ces explications ne tiennent debout, en tout cas pour ce qui est de l'utilisation
intentionnelle, les aliments vaches laitières étant la plupart du temps
des aliments aux caractéristiques différentes du point de vue nutritionnel
et coûtant généralement beaucoup moins cher que les autres. Sans compter
que la spécialisation des exploitations rend le risque très faible. Quant
à expliquer l'inexpliquable par les contaminations croisées, il faut n'avoir
jamais mis les pieds dans les usines d'aliment actuelles pour parler d'un
risque effectif. Il est vrai qu'on ne sait rien de l'utilisation des farines
animales dans l'alimentationdes ruminants à dose... homéopathique !
L'apparition des grandes surfaces du commerce moderne et
leur intérêt pour la distribution de viande sous cellophane a provoqué
la création d'unités de préparation spécialisées, d'où l'on peut plus
facilement récupérer les déchets de parage que dans les boucheries traditionnelles.
Couplée avec la concentration de la profession des "renderers"
aux USA, cette situation a provoqué la construction de nouvelles unités
de traitement des "déchets" et des cadavres d'animaux utilisant
un procédé en continu, beaucoup plus économe en énergie et en main-d'oeuvre,
au lieu du traitement stérilisateur utilisé jusque là dans des autoclaves
à température élevée sous très forte pression qui avait donné jusque là
toute satisfaction, l'utilisation de températures plus basses que les
températures conventionnelles se traduisant en outre par une "meilleure
digestibilité" par les animaux qui les consommaient.
C'est en 1971 que la première unité utilisant cette nouvelle
technique est autorisée et mise en route au Royaume-Uni. Aux USA, dès
août 1976, les cadavres des moutons morts de la "tremblante"
(scrapie) sont retirés de la circulation et détruits. C'est en 1985 que
meurt la première vache atteinte de la "maladie de la vache folle"
en Grande-Bretagne. "L'épidémie" se développe alors très rapidement,
avec un pointe de plus de 37.000 cas cliniques en 1992 sur les bovidés
anglais !
Très rapidement, en 1987,les chercheurs anglais font la
relation entre la consommation de farine de viande avec l'ESB. Les farines
de viande et d'os sont interdites en Grande-Bretagne dans les aliments
pour bovins à partir du 1er janvier 1989.
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