L'affaire de la treizième vache
C'est l'histoire de treize vaches dont une est cédée à un
éleveur du Calvados et onze sont amenées à l'abattoir normand de Villers-Bocage,
le 4 octobre. C'est l'histoire de la treizième vache arrivée quelques
jours plus tard dans l'abattoir, sur laquelle sera dépistée l'ESB. Pascal
Galinier retrace les étonnantes circonstances qui ont amené des morceaux
de viande suspects dans l'assiette des consommateurs.
Le mercredi 4 octobre s'annonce comme une journée de routine
pour l'abattoir de Villers-Bocage (Calvados), l'une des cinq unités d'abattage
et de transformation de la Soviba, numéro trois français de la viande,
filiale du groupe coopératif CANA. Tôt ce matin-là, onze vaches sont livrées
par Claude Demeulenaere, soixante-cinq ans, un négociant en bestiaux établi
à Beuzeville (Eure). Ce sont des vaches laitières " de réforme "
(c'est-à-dire qui ont fini leur carrière de productrices de lait), issues
d'un troupeau de dix-huit têtes acheté à une agricultrice de l'Eure partant
en retraite par un autre négociant de Morainville-Jouveaux (Eure), qui
en a revendu treize à M. Demeulenaere. Celui-ci cède une de ces bêtes
à un éleveur du Calvados et en envoie onze à l'abattoir. Il garde la treizième
vache.
Les onze vaches sont parquées à la bouverie de l'abattoir,
après un contrôle visuel de leur état général par l'un des vétérinaires-inspecteurs
détachés sur le site par la direction des services vétérinaires (DSV)
du Calvados, à Caen. L'abattage aura lieu dès le lendemain matin, jeudi
5 octobre. Simultanément, le passeport de chaque animal, qui comporte
sa race, son âge, l'identité de ses ascendants, ses lieux de naissance
et d'élevage, est saisi dans le système informatique, en vue d'assurer
la traçabilité des futurs produits. Chaque bovin abattu se voit attribuer
un "numéro de tuerie". La Soviba paie ses fournisseurs à vingt jours,
elle doit donc livrer au plus vite la viande à ses clients, pour l'essentiel
la grande distribution, qui paie elle aussi dans un délai de vingt jours.
Onze vaches, c'est à peine un quart d'heure de travail pour
l'équipe d'abattage de Villers-Bocage. 1 600 bovins par semaine sont tués
dans cette ancienne unité du distributeur normand Promodès (aujourd'hui
absorbé par Carrefour) reprise par la Soviba après un dépôt de bilan en
1997. Le jeudi 5 octobre en fin de matinée, les onze vaches ont subi ce
qu'on appelle la " première transformation " : écorchées, éviscérées,
décapitées, les pattes coupées, la moelle et les abats "à risque" retirés,
elles pendent maintenant en demi-carcasses dans les grands frigos qui
vont abaisser en vingt-quatre heures la température de la viande jusqu'à
4˚C "à cur".
Vendredi 6 octobre, les demi-carcasses subissent la "
deuxième transformation " : elles sont coupées en deux quartiers,
avant (bas morceaux) et arrière (parties nobles), qui sont livrés aux
désosseurs. Les os partent illico chez l'équarrisseur, pour être broyés
notamment en farines animales, tandis que la viande on dit "
le muscle " est débitée et regroupée par différents morceaux,
en lots homogènes, sous vide ou en bacs, dûment étiquetés pour identifier
les bêtes dont proviennent les morceaux ainsi mélangés. Les parties nobles
seront stockées en chambres froides, en vue soit de leur transformation
en pièces à consommer (filet, rumsteak, entrecôte
), soit de leur
expédition vers des clients (bouchers, restaurateurs, distributeurs, exportateurs
)
ou d'autres sites du groupe, qui se chargeront de cette " troisième
transformation ". Les bas morceaux sont également découpés et regroupés
en différentes catégories, puis transformés, sur place où à l'abattoir
Soviba du Lion d'Angers (Maine-et-Loire), en steaks hachés, en brochettes,
en farce à ravioli ou à merguez
Sur les onze bêtes arrivées le 4 octobre, Carrefour, principal
client de Villers-Bocage, a acheté trois animaux complets reconstitués
par lots, que ses bouchers transformeront eux-mêmes en produits finis.
Les huit vaches restantes fourniront à la Soviba 1 160 kilos de muscles
arrière avec os, incorporés dans 84 lots, et 5 998 kilos de muscles avant
et d'os, répartis dans 314 lots.
A ce stade, la traçabilité prend des allures d'usine à gaz
: il peut entrer plus de 60 animaux différents dans la composition d'un
simple steak haché, et une dizaine dans des lots de pièces à découper.
Lorsque l'ordre de retrait sera donné, le 19 octobre, il faudra, pour
récupérer 3 tonnes de viande suspecte, retirer des circuits 37 tonnes
de produits finis ou semi-finis ! La Soviba est aujourd'hui en train de
revoir son système de production et de traçabilité de manière à constituer
des lots de viande provenant d'une seule bête, et à limiter à 10 le nombre
de bovins entrant dans la composition de la viande hachée.
Les morceaux nobles sont écoulés relativement lentement,
à la demande. Cela permettra, le moment venu, de consigner à l'abattoir
2 des 3 tonnes de viande incriminées. " Certains lots étaient déjà
en cours d'expédition, on les a rattrapés sur les chariots ", explique-t-on
à la Soviba. En revanche, entre le 6 octobre et le 11 octobre, l'intégralité
de la viande hachée, produit frais par excellence, est livrée par les
unités de Villers-Bocage et du Lion d'Angers à Carrefour, Auchan et Cora,
avec une date limite de consommation (DLC) de cinq jours. Soit à consommer
avant le lundi 16 octobre. Le compte à rebours de la crise est enclenché.
Car entre-temps, mardi 10 octobre, arrive à l'abattoir normand
la "treizième vache" du troupeau initial, la seule gardée par le négociant
Claude Demeulenaere. Il la présente au sein d'un lot de 23 laitières réformées.
Le vétérinaire-inspecteur de service repère instantanément le comportement
anormal de l'animal. Il le fait mettre à l'écart et ordonne son euthanasie
en vue d'effectuer un prélèvement destiné au dépistage de l'ESB. La routine
: la DSV du Calvados a fait faire plus de 1 800 tests depuis la mise en
place du programme de dépistage cet été, tous négatifs. Identifiée par
sa boucle d'oreille et son passeport, on s'aperçoit très vite que la vache
malade n'appartient pas au troupeau avec lequel elle a été livrée. Une
simple interrogation de l'ordinateur de la Soviba permettrait de savoir
que 11 d'entre elles ont été abattues au même endroit six jours plus tôt.
Mais ce n'est pas la procédure. Il faut attendre le résultat du test rapide
Prionics pour déclencher d'éventuelles recherches.
Vendredi 13 octobre en fin de journée, le résultat arrive
à la Direction générale de l'alimentation (DGAL) du ministère de l'agriculture
à Paris. Il est positif. Mais il est tard, trop tard pour transmettre
l'information à Caen. La recherche du reste du troupeau attendra encore.
Jusqu'au lundi 16 octobre. La Soviba l'apprendra, presque fortuitement,
le 17 octobre, par un des techniciens des services vétérinaires présents
sur le site de Villers.
Le directeur des services vétérinaires du Calvados, Xavier
Delomez, ébranlé par "[son] premier cas positif ", a lancé les
recherches. Mais là-encore, la procédure retarde les opérations. M. Delomez
ne contacte pas directement le négociant Demeulenaere. Le troupeau d'origine
est repéré dans le département voisin, l'Eure, c'est donc au DSV de l'Eure
de mener les investigations. Dans la journée du 17, l'éleveuse et les
deux négociants qui se sont partagé son troupeau sont identifiés, les
bêtes restantes saisies pour être détruites, l'enchaînement des faits
est reconstitué. Devant les zones d'ombre du dossier, M. Delomez saisit
le procureur de la République de Bernay (Eure), Philippe Stelmach, qui
le reçoit le mercredi 18 octobre au matin.
Dès lors, tout s'accélère. La procédure administrative relative
à l'ESB impose d'attendre la contre-expertise du laboratoire de l'Afssa
à Lyon, avant de décider de mesures conservatoires. Sauf que cette procédure
est valable lorsque le troupeau est encore vivant. Or 11 vaches dudit
troupeau sont déjà transformées en produits prêts à consommer. Chez Carrefour,
Auchan et Cora, de la viande désormais potentiellement suspecte est en
vente au rayon boucherie. L'essentiel des steaks hachés ont été écoulés
durant ce week-end fatidique des 14 et 15 octobre. Quelques-uns, rares,
seront congelés par les consommateurs, mais la plupart auront été mangés
lorsque l'alerte sera donnée, jeudi 19 octobre. Sans attendre la confirmation
du laboratoire de l'Afssa, la DGAL décide une opération de retrait des
produits déjà transformés. Une première.
A 12 h 19, la Soviba reçoit un fax classé " confidentiel
" des services vétérinaires. Son objet : " mise sous surveillance d'un
cheptel dans le cadre de la police sanitaire de l'encéphalopathie spongiforme
bovine ". Il y est demandé à l'entreprise de " préparer la liste
des produits dans lesquels ont été incorporées des viandes issues des
carcasses dont les numéros d'identification sont joints en annexe " et
de retirer ces produits du marché " sous votre responsabilité ".
Des copies ont été adressées à diverses autorités, dont le préfet du Calvados
et de la région Basse-Normandie, tutelle directe de la DSV.
Dans un premier temps, la Soviba renâcle. " Je croyais
à une erreur. La procédure était inhabituelle, puisqu'elle avait,
pour la première fois à ma connaissance, un caractère rétroactif ", explique
au Monde Jean-Luc Marres, directeur général de la Soviba. " Une
procédure exceptionnelle ", confirme la DSV. M. Marres contacte sa
fédération professionnelle, la FNCBV, qui doit justement rencontrer le
jour même la directrice générale de l'alimentation (DGAL) au ministère
de l'agriculture. Puis il appelle André Manfredi, le coordinateur de la
cellule vache folle de la DGAL, pour " demander la confirmation de
la décision, les modalités de sa mise en uvre et souligner les risques
d'une telle opération de retrait ". Les ordinateurs de la société
déroulent la liste des produits transformés pour identifier les destinataires
des lots suspects. Des centaines de pièces de viande, de barquettes, de
boîtes de conserve sont à retirer chez une dizaine de clients.
Après confirmation de la décision par la DSV, vendredi 20
octobre au matin, Carrefour est prévenu par la Soviba vers 9 heures. Trente-neuf
supermarchés du groupe de distribution, un peu partout en France, ont
reçu des produits fabriqués à Villers-Bocage à partir des 11 vaches incriminées.
A midi, l'ensemble des magasins ont reçu à leur tour l'ordre de retrait
et de rappel des produits, diffusé par la direction du groupe. Auchan
et Cora, livrés à partir de l'abattoir du Lion d'Angers, ne seront prévenus
qu'en fin de journée qu'ils ont eux aussi reçus quelques lots de viande
suspecte, dans quatre magasins. Le retrait ne sera bouclé chez eux que
lundi 23 octobre.
Jusqu'ici, tout s'est fait dans la confidentialité. C'est
le procureur Stelmach, qui, interrogé par l'AFP, révèle l'affaire au grand
public, samedi 21 octobre. Il dévoile par la même occasion l'aspect judiciaire
de l'histoire. Dimanche 22 octobre, en fin d'après-midi, M. Demeulenaere
et son fils Gilles, trente-cinq ans, sont placés en détention provisoire
par le juge d'instruction Bernard Simier. " Les différentes auditions
ont permis d'établir que la grande faiblesse de l'animal contaminé était
visible dès le 4 octobre 2000 ", déclare le procureur à l'AFP.
En clair : le négociant aurait sciemment fait abattre le troupeau avant
la bête malade et tenté de dissimuler celle-ci dans un autre lot. Ce que
son épouse Huguette nie avec force devant caméras et micros : " Rien
ne laissait paraître que des bêtes étaient malades, affirme-t-elle.
Quand les bêtes ont été conduites à l'abattoir, les services vétérinaires
se sont aperçus que trois d'entre elles étaient tombées dans la bétaillère,
ce qui arrive fréquemment. "A la DSV de Caen, on affirme aujourd'hui
que la vache " ne présentait pas de signes évidents d'ESB ".
Ce même 22 octobre, le Journal du dimanche titre
" La vache folle vendue dans nos supermarchés ". Et Carrefour annonce
la mise en uvre d'un " principe de précaution extrême ",
élargissant les mesures de rappel à " tous les steaks hachés portant
l'adresse de la société Soviba Villers-Bocage " dont les DLC vont
du 10 au 15 octobre, ainsi qu'à " tous les abats portant également
la mention Soviba ", et vendus dans tous les magasins du groupe en
France. Une façon de détourner le tir en partie vers son fournisseur
" C'est de bonne guerre ", soupire M. Marres.
L'affirmation du procureur, qui n'a pas pu être joint par
Le Monde,pose question sur l'application du principe de précaution.
Si l'état de la vache était aussi flagrant qu'il le dit, pourquoi ne pas
avoir, dès le 10 octobre, mis sous séquestre les lots issus des onze vaches
suspectes, dans l'attente de la confirmation d'ESB ? Cette affaire a pris
en défaut tout le système mis en place depuis 1996. Au lieu de retenir
que la vache malade a été interceptée avant d'être introduite dans le
circuit d'abattage-transformation, on a focalisé sur le fait que la viande
des autres animaux, non malades mais potentiellement suspects, a pu être
diffusée et consommée. Le doute est instillé, la psychose peut commencer.
Pascal Galinier
Le Monde daté du vendredi 17 novembre 2000
|